02: Ferrette à Delle

A cheval sur la frontière franco-suisse

DIDIER HEUMANN, ANDREAS PAPASAVVAS

 

 

Nous avons divisé l’itinéraire en plusieurs sections, pour faciliter la visibilité. Pour chaque tronçon, les cartes donnent l’itinéraire, les pentes trouvées sur l’itinéraire et l’état du parcours. Les itinéraires ont été conçus sur la plateforme “Wikilocs”. Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’avoir des cartes détaillées dans votre poche ou votre sac. Si vous avez un téléphone mobile ou une tablette, vous pouvez facilement suivre l’itinéraire en direct.

Pour ce parcours, voici le lien:

https://fr.wikiloc.com/itineraires-randonnee/de-ferrette-a-delle-par-le-chemin-de-compostelle-82122034

Ce n’est évidemment pas le cas pour tous les pèlerins d’être à l’aise avec la lecture des GPS et des cheminements sur un portable, et il y a encore de nombreux endroits sans connexion Internet. De ce fait, vous pouvez trouver sur Amazon un livre qui traite de ce parcours.

 

 

 

 

Si vous ne voulez que consulter les logements de l’étape, allez directement au bas de la page.

Aujourd’hui, c’est une grande incursion dans un territoire marqué par l’histoire mouvementée de la Seconde Guerre mondiale. Un secteur où Français, Allemands et même Suisses ont longtemps été en tension, sans que de grandes batailles ne s’y déroulent. Ici, la guerre a laissé des traces, mais discrètes : bunkers enfouis, lignes de barbelés oubliées, mémoriaux discrets. Ce paysage, souvent paisible aujourd’hui, fut jadis une zone tampon, un no man’s land où chacun gardait un œil sur l’autre. Le parcours joue à saute-frontière. On franchit la ligne entre France et Suisse comme on traverse un sentier. On passe d’un pays à l’autre sans s’en rendre compte, sinon par les styles de panneaux, ou les subtiles différences de balisage. Ce chemin sinueux et indécis s’achève à Delle, en territoire français, à quelques encablures de Boncourt, en territoire suisse.

Et ici encore, comme la veille, c’est une floraison de panneaux de directions, un véritable inventaire à la Prévert. Il faut choisir, trier, se concentrer. Car hélas, il n’y a pas que les noms. Le balisage se décline en une incroyable variété : ronds, triangles, losanges, rectangles… et de toutes les couleurs. Rouge, orange, vert, bleu… un vrai kaléidoscope de chemins pour randonneurs, cavaliers ou cyclistes. Il faut, à chaque bifurcation, être vigilant. Identifier le bon symbole, le mémoriser, et le retrouver plus loin. Si vous l’avez perdu, pas de doute : vous vous êtes égaré. Revenir sur ses pas est parfois plus sage que de s’enfoncer au hasard.

Comment les pèlerins planifient-ils leur parcours ? Certains s’imaginent qu’il suffit de suivre le fléchage. Mais vous constaterez à vos dépens que le fléchage est souvent déficient. D’autres utilisent les guides à disposition sur Internet, eux aussi souvent trop élémentaires. D’autres préfèrent le GPS, à condition d’avoir importé sur le téléphone les cartes de Compostelle de la région. En utilisant cette manière d’opérer, si vous êtes un expert de l’utilisation du GPS, vous ne vous perdrez pas, même si parfois le parcours proposé n’est pas exactement le même que celui proposé par les coquilles. Mais, vous arriverez sauf à la fin de l’étape. En la matière, le site qu’on dira officiel est le parcours européen des Chemins de Compostelle (https://camino-europe.eu/). Dans l’étape du jour, la carte est correcte, mais ce n’est pas toujours le cas. Avec un GPS, il est encore plus sûr d’utiliser les cartes Wikilocs que nous mettons à disposition, qui décrivent le parcours actuel fléché. Mais tous les pèlerins ne sont pas des experts de ce type de marche, qui pour eux, défigurent l’esprit du chemin.  Alors, vous pouvez vous contenter de nous suivre et de nous lire. Chaque embranchement difficile à déchiffrer du parcours, a été signalé, pour vous éviter de vous perdre.

Difficulté du parcours : Le trajet n’est pas sans difficulté, quoique les dénivelés (+506 mètres/-634 mètres) restent encore assez raisonnables pour une si longue étape. Ici, la difficulté du parcours est dans la première partie de l’étape au-dessus de Ferrette, jusqu’à gagner le lieudit La Saboterie. Par la suite, ce ne sont que des vallonnements moins sévères jusqu’à la fin de l’étape.


État du parcours : Aujourd’hui, c’est encore une étape que les pèlerins apprécient. Il y a nettement plus de chemins que de goudron :

  • Goudron : 8.1 km
  • Chemins : 22.2 km

Parfois, pour des raisons de logistique ou de possibilités de logement, ces étapes mélangent des parcours opérés des jours différents, ayant passé plusieurs fois sur sur ces parcours. Dès lors, les ciels, la pluie, ou les saisons peuvent varier. Mais, généralement ce n’est pas le cas, et en fait cela ne change rien à la description du parcours.

Il est très difficile de spécifier avec certitude les pentes des itinéraires, quel que soit le système que vous utilisez.

Pour les “vrais dénivelés”, relisez la notice sur le kilométrage sur la page d’accueil.

Voici un exemple de ce que vous trouverez. Il suffit de prendre en compte la couleur pour comprendre ce qu’elle signifie. Les couleurs claires (bleu et vert) indiquent des pentes modestes de moins de 10%. Les couleurs vives (rouge et brun foncé) présentent des pentes abruptes, le brun dépassant 15%. Les pentes les plus sévères, supérieures à 20-25%, très rarement plus, sont marquées de noir.

Section 1 : Une belle forêt à traverser, au risque de se perdre


Aperçu général des difficultés du parcours : parcours casse-pattes, avec souvent des pentes marquées.

La veille, vous êtes arrivé par les hauts de Ferrette par la Rue du Château et descendu au centre du bourg, où se trouvent l’église et les commerces. À Ferrette, les chemins sont plus nombreux que les gens dans la rue. Voici un petit aperçu pour vous en faire une idée. Ici, les chemins prolifèrent comme autant de veines invisibles, labyrinthes d’itinéraires secrets. Ferrette, village d’ombres et de chemins, offre ainsi une géographie intime, un écho discret à la solitude du marcheur.

Une légère confusion se dessine dès le départ, une sorte d’énigme colorée que le regard du voyageur doit déchiffrer. Les célèbres balises des GR, habituellement rouge et blanc, font ici une exception singulière : un rectangle orange/jaune vient remplacer leur signal traditionnel, éclat inattendu dans ce paysage graphique. Le GR532, donc, se présente sous cet habit étrange, tandis que la direction à suivre, aussi bien pour le pèlerin aguerri que pour l’amateur curieux, mène vers la mystérieuse Tour du Rossberg. Ce parcours, conseillé par les amis de Compostelle et symbolisé par la fameuse coquille, joue à cache-cache : l’emblème St Jacques n’apparaît qu’aux carrefours majeurs ou lorsque l’on approche de Delle, tel un guide discret mais parfois fugace. Dans ce foisonnement de signes, de bifurcations et de chemins qui s’entrelacent dans le bourg, trouver la bonne route devient un défi subtil, la direction de Lucelle, souvent, sert d’étoile polaire. Mais le voyage ne s’arrête pas là : plus loin, non loin de Durlinsdorf, le GR532 quitte soudainement le chemin jacquaire, s’aventurant vers d’autres horizons, laissant derrière lui le pèlerin et son chemin de Compostelle.
En traversant le cœur du village, le chemin effleure l’Espace du Lavoir, ce lieu autrefois animé par le murmure de l’eau et les gestes familiers des lavandières. Aujourd’hui, le bassin est asséché, déserté, figé dans un silence qui évoque la nostalgie d’un temps révolu. Là où jadis l’eau chantait entre les pierres, il ne reste qu’une trace, une empreinte fantomatique d’antan, comme un écho étouffé des jours passés. Ce passage au centre du bourg est une halte suspendue, une respiration qui invite à la méditation sur la fugacité des choses. 
Peu après, le parcours s’élève alors, suivant la pente régulière et douce de la rue des Orfèvres, là où le village déploie ses maisons anciennes, témoins de vies forgées au fil des siècles. Ces bâtisses aux façades patinées, où chaque pierre semble murmurer un secret artisanal, s’alignent comme des gardiennes du passé, veillant sur le voyageur qui gravit la montée. Cette ascension n’est pas seulement un effort du corps, mais une élévation dans le temps, un dialogue silencieux avec ceux qui ont façonné ce lieu.
À mesure que la rue des Orfèvres s’échappe du village, elle s’enfonce dans le silence profond de la forêt, quittant derrière elle l’écho des voix humaines. La nature reprend ses droits, et le chemin devient une invitation à la solitude.
Le chemin s’élève maintenant plus rudement, défiant la forêt dense sur un tapis de terre mêlé de cailloux, comme autant de petites résistances sous les semelles du marcheur. La pente s’accentue, rude, presque vive, semblable à un appel qui pousse à persévérer vers la promesse d’un sommet. La colonie de Don Bosco, oasis d’humanité à l’orée du bois, se dessine bientôt à l’horizon, comme un refuge au cœur de cette nature indomptée, tandis que la Tour de Rossberg se profile, très au loin, gardienne du panorama à venir.
Cette voie, large et rustique, s’insinue au cœur d’un théâtre vivant où les hêtres et les chênes jouent le rôle des piliers majestueux. La terre meuble, imprégnée des parfums boisés et de l’humus fertile, s’étend sous les pas, invitant à une marche tranquille, presque méditative.
Au faîte de cet effort, la Rue des Orfèvres, dont le nom semble presque ironique face à la rudesse de la nature qui l’enlace, débouche sur la D432, modeste départementale qui ceinture Ferrette comme un serpent discret. Ici, la nature cède doucement la place à l’infrastructure humaine.
À proximité d’une modeste aire de stationnement, presque insignifiante dans ce paysage champêtre, convergent la plupart des chemins, comme autant de rivières se jetant dans un même estuaire. Tous, ou presque, mènent vers Don Bosco, ce havre d’architecture simple et fonctionnelle, refuge et abri pour une colonie nichée à la lisière du bois.
Depuis les abords de la colonie, le chemin s’élève à nouveau, large et ferme, comme une avenue oubliée, aux teintes d’ocre battu, serpentant dans l’épaisseur forestière. Il semble vouloir hisser le marcheur vers quelque sommet invisible, à travers une procession de troncs impassibles et de feuillages suspendus. Le sol, tassé par le temps et le passage discret des promeneurs, prend une texture douce mais tenace.
Un peu plus haut, alors que le souffle se fait plus court et les cuisses tirent, un banc solitaire attend là, posé comme une promesse de répit. Mais plus qu’un refuge pour les muscles fatigués, c’est un poste d’observation stratégique. Un panneau y trône, bardé de signes comme un palimpseste moderne. Deux voies se dessinent. L’une, marquée de points verts, grimpe droite vers la cime du Rossberg. Elle invite, tente, mais détourne. L’autre, plus discrète, s’attache à la fidélité du rectangle jaune : votre fil d’Ariane, le GR532. Ceux qui auront eu la sagesse de consulter la carte glissée au départ de Ferrette comprendront que l’heure n’est pas encore à l’ascension ultime. Mais déjà, dans l’air flottent les prémices du doute.
Plus loin encore, les arbres deviennent de véritables totems de bois, couverts de marques, de symboles, de couleurs. On croirait avancer dans un territoire ancestral, jalonné par les tribus invisibles d’une forêt qui parle un langage de signes. Mais ce langage, à force d’être multiplié, brouille son propre message. La croix bleue apparaît à son tour, silencieuse et parallèle, venant se superposer au rectangle jaune et à la coquille du pèlerin, parfois délavée par la pluie, effacée par le vent. Que suivre ? Chaque couleur devient une parole, mais toutes se superposent, s’annulent parfois. Le chemin devient un dialogue confus entre tribus invisibles : les Apaches de l’itinéraire local, les Sioux du pèlerinage.
Le chemin continue pourtant, gagnant encore en altitude, puis bifurque après avoir effleuré un réservoir d’eau. Là, le terrain change, la terre cède aux pierres, et le chemin descend en pente douce, comme pour accorder un moment de grâce au marcheur.
Tout autour, la majesté des grands hêtres donne au parcours une solennité silencieuse. Chaque pas résonne sous leurs voûtes, comme dans une nef gothique, et soudain, un éclat familier attire le regard : le rouge et blanc traditionnel du GR. Une apparition presque émouvante. Depuis Bâle, ce signe s’était fait oublier, et le revoir là, parmi tant d’autres, déclenche une joie étonnamment vive, presque enfantine. Pourtant, l’étonnement persiste : pourquoi donc ces rectangles jaunes coexistent-ils avec le balisage officiel ? À force de chemins qui se croisent, la logique se dissout. Le promeneur ne sait plus s’il suit un tracé établi ou une légende en cours d’écriture.
Peu à peu, un réflexe s’installe. Les yeux ne se promènent plus librement sur les arbres ou vers les jeux d’ombre et de lumière qui dansent entre les branches. Non. Le regard devient fonctionnel, presque fébrile. Il cherche, inspecte, traque la moindre marque, la moindre couleur qui confirmerait que la voie est la bonne. Ce n’est plus une errance poétique, c’est une vigilance de tous les instants. On oublie parfois la beauté du sous-bois, l’élégance des troncs, les parfums subtils de mousse et de feuillage. Tout cela s’efface derrière l’urgence de ne pas se perdre. Chaque panneau manqué devient une menace, chaque embranchement, une question. Et dans cette forêt vaste comme une mémoire ancienne, l’erreur n’est pas une hypothèse, mais un risque permanent.
Le chemin, après quelques oscillations, débouche dans une clairière baignée de lumière. Une sorte de respiration dans la forêt dense, une échappée lumineuse après l’écrasement du sous-bois. C’est là, dans ce dégagement, que le chemin marqué d’une croix bleue s’écarte de votre parcours. Il file à droite, en douce courbe, vers la grotte du Dr Herings, un lieu que le promeneur attentif pourra garder pour une autre errance, plus latérale, plus méditative.

Mais pour vous, il n’est pas question de céder à l’appel des cavités ni des détours. Le parcours que vous suivez continue tout droit, fidèle, sobre, portée par cette logique du rectangle jaune qui guide les pas comme une ligne de destinée.

Le chemin longe un instant la clairière, l’accompagne du regard, avant de glisser vers un coin où le bois a été coupé récemment. Des troncs abattus gisent là, entassés, comme des géants couchés, exilés de leur verticalité.

Bientôt, un panneau surgit, planté à une intersection cruciale. C’est ici que tout se joue, ici qu’il faut garder l’œil vif et l’esprit lucide. Deux parcours partent en parallèle, deux flèches pointent dans la même direction, et pourtant, l’un vous perd, l’autre vous guide. À gauche, le chemin vers Vieux-Ferrette, large, invitant, presque trop beau pour être honnête. À droite, plus étroit, plus humble, celui qu’il faut choisir. Le piège est subtil, d’autant que la signalisation se fait bavarde, confuse, éclaboussée de triangles, de rectangles multicolores, comme si chaque baliseur avait voulu dire sa vérité sans consulter les autres. Le panneau lui-même est mal placé, décalé, semant un doute fatal. Et c’est dans cette prolifération d’indices que l’on mesure combien l’orientation, ici, devient une épreuve mentale. Il ne faut surtout pas prendre la direction de Vieux-Ferrette. L’itinéraire véritable, celui du GR532, celui de Compostelle, serpente discrètement à droite. Il aurait suffi pourtant de placer le panneau dix mètres plus loin. Mais non. Il faut mériter son chemin.

Une simple lecture du schéma de cette forêt, complexe comme une tapisserie ancienne, permet de comprendre que ni Vieux-Ferrette, ni Bendorf ne sont les bons choix. Ce sont des sorties de route, des chemins sans étoile.

Heureusement, dès que l’on s’engage sur le bon chemin, le plus discret, les balises reviennent. Le rectangle jaune réapparaît, rassurant, fidèle, bientôt rejoint par le rectangle bicolore rouge et blanc : le signe du GR. Ouf, une confirmation ! Mais curieusement, la coquille de Compostelle, ce signe universel qui rassure les solitaires, brille encore par son absence. Comme un silence dans une phrase qu’on aurait voulu entendre prononcée jusqu’au bout.
C’est au Hêtre de la Vierge que l’on respire à nouveau. Ce vieux colosse de bois, enraciné dans la terre comme un autel, annonce une étape importante : le carrefour. Un croisement où les chemins divergent clairement. 
À gauche, le chemin descend vers Bendorf. Mais la voie droite, celle qui mène à la Saboterie, reste la plus logique, la plus sûre. C’est aussi celle que recommandent les amis du Chemin de Compostelle : poursuivre jusqu’au col du Buergerwald, avant de plonger vers la Sabotière, fidèle au GR532. Bendorf, malgré son nom charmant, n’est pas le bon choix. Trop champêtre, trop excentré, il vous oblige à une vaste manœuvre en sortie de village pour retrouver le fil sacré du pèlerinage. Mieux vaut l’éviter..
Le chemin devient alors plus rude, plus rocailleux. Il grimpe dans le bois, déterminé, comme s’il voulait tester une dernière fois la volonté du marcheur. La pente s’affirme, le souffle s’intensifie. Le sol, mêlé de pierres et de terre battue, devient moins indulgent, plus ferme. Chaque pas est une négociation avec la fatigue, mais la direction est claire.
Au terme d’une montée soutenue, raide et implacable, la forêt s’ouvre sur une sorte de balcon végétal, un seuil où le marcheur, haletant, découvre une véritable mosaïque de signes. Les arbres, ici encore, jouent les porte-étendards : rectangles jaunes, bandes rouges et blanches, flèches, triangles, tout y est, comme dans une parade désordonnée. Et voilà qu’apparaît une bande verte et blanche, inconnue jusqu’ici, surgissant comme un invité non convié. Pour qui ? Pour quoi ? Mystère. On dirait un jeu de piste où chaque organisateur aurait laissé son propre langage sans consulter les autres. Trop de flèches, trop d’ordres, trop de couleurs : l’œil sature, l’esprit hésite. Comme chez les Indiens en ordre de guerre, chaque arbre devient un guerrier peint, chaque sentier un piège possible.
Mais à cet endroit précis, malgré l’excès de balisage, l’erreur n’est pas possible. Tous les chemins, comme des ruisseaux tributaires, convergent vers un seul et même lit : une descente évidente, unique, qui replonge au cœur de la forêt. Le choix s’efface, le chemin reprend ses droits. Il devient unique, limpide, docile.
Quelques dizaines de mètres plus bas, une surprise : le chemin croise une ancienne borne frontière, dressée là comme un vestige oublié. Elle se tient droite, fière, gravée de marques anciennes, mais sa présence étonne. Quelle frontière ? Vous êtes loin de la Suisse, bien au nord encore. Elle évoque une époque où les terres étaient plus fragmentées, où les forêts servaient de lignes de partage. Ici, elle est surtout poétique, témoin muet d’un passé administratif aujourd’hui effacé par les feuillages.
Un peu plus loin, la descente continue, mais le sentier se resserre, comme s’il voulait devenir plus intime, plus discret. Il serpente sous la protection d’immenses hêtres, dont les troncs clairs et lisses s’élèvent droit vers le ciel. Leur silence est profond, presque sacré.
Plus bas encore, la pente s’adoucit, les jambes se relâchent, le souffle se calme. Le paysage se transforme : les grands arbres cèdent leur domination à une végétation plus basse, plus brouillonne. Des buissons, des arbrisseaux, quelques noisetiers. L’air devient plus ouvert, la lumière filtre plus franchement. C’est une transition douce, un interlude entre deux puissances : la majesté des hêtres et la finesse des essences plus modestes.
Peu après, les majestueux hêtres et les plus rares chênes sont à nouveau présents. Les conifères sont rares dans cette forêt.

Section 2 : Vous n’êtes pas encore sorti des bois

Aperçu général des difficultés du parcours : pentes marquées, mais surtout en descente.

Le chemin s’ouvre bientôt sur le lieu-dit Buergerwald, sorte de repli boisé où le monde semble ralentir. Là, nichée à la lisière, une cabane de rondins se tient en silence. Elle ressemble à ces refuges oubliés des contes anciens, blottie contre le flanc du bois, comme si elle cherchait à disparaître dans l’écorce même des arbres. La mousse grimpe déjà sur ses pierres, le bois s’assombrit sous les pluies passées. Elle semble vous attendre.

Depuis cet abri paisible, La Saboterie n’est plus qu’à deux kilomètres. Une large route de terre forestière y mène, épaisse, ferme, bien tracée : elle descend avec assurance, comme si elle savait où elle va.

La descente est agréable. Les pas s’allongent, le rythme se fait plus libre. Par endroits, pourtant, la pente se cabre, se raidit un instant, rappelant au marcheur que rien ne se donne tout à fait sans effort. Mais l’ensemble demeure fluide, ponctué de clairières et de respirations vertes.
Puis soudain, un autre chemin surgit, venant de Bendorf. Il fusionne ici avec votre route, affichant lui aussi l’éternel balisage rouge et blanc du GR. Encore un. Un de plus. Et le doute reprend sa danse. Quelle logique dans ce foisonnement ? Qui parle vrai ? Chaque croisement devient une énigme, chaque balise une réponse possible mais non garantie. L’itinéraire semble parfois fait pour les perdre tous, les pèlerins, les promeneurs, les curieux.
Le chemin, maintenant, devient une longue ligne droite, rectiligne et légèrement en pente. Il fend la forêt comme une entaille lente, sans un seul détour, sans surprise, comme si la terre elle-même s’était résignée à conduire le voyageur jusqu’à sa prochaine halte.
En bas de cette descente calme mais persistante, le chemin rejoint la petite départementale D7b, au lieu-dit La Saboterie. Une ancienne scierie y dort, désaffectée, rustique, fatiguée. Le nom même, Saboterie, résonne comme une promesse d’artisanat et de bois façonné. Mais plus personne n’y scie rien. L’atelier s’est tu. Et vous, sortant enfin de la forêt, avez le sentiment d’avoir traversé une énigme longue et sinueuse. Une embuscade douce, tendue non par malveillance, mais par excès de zèle.
Mais ne vous réjouissez pas trop vite. Car ici encore, le parcours se complique. Et non pas par sa topographie, mais par la logique tortueuse de ses indications. Il n’y a qu’un seul parcours, celui du GR532, donc aussi, officiellement, celui du pèlerinage vers Compostelle. Mais écoutez plutôt ce que publient, dans un excès d’enthousiasme cryptique, les Amis du Chemin de Compostelle de la région : “Suivre à droite le goudron sur 200 mètres et le quitter à gauche (rectangles jaunes) pour un sentier en montée. Atteindre un large chemin forestier et l’emprunter à gauche (ne pas suivre le balisage – Ah bon !). Au premier carrefour, partir à droite sur un chemin en montée légèrement plus étroit. Au sommet de la montée, retrouver le balisage rectangle jaune du GR532 et le suivre en descente pour atteindre un carrefour de quatre chemins“. Une énigme dans l’énigme. Un labyrinthe syntaxique. Qui donc a écrit cela ? Pas un marcheur. Un poète de l’absurde, peut-être. Pourquoi ne pas avoir simplement semé de petits cailloux blancs, comme dans les contes ? Cela aurait au moins rassuré les enfants perdus. Le parcours, tel qu’il est décrit, vous fait d’abord longer la route pendant deux cents mètres, après avoir traversé le Grumbach, ce petit ruisseau discret qui murmure sous les pas, presque timide. L’asphalte succède aux feuilles mortes. Mais ce n’est qu’une transition. Le vrai chemin, celui qui cherche la hauteur, se cache encore à gauche, quelque part plus haut, dans un repli de la forêt.
Comme annoncé dans les recommandations sibyllines des Amis du Chemin, un sentier abrupt et hérissé de cailloux s’élance dans les sous-bois. Il monte avec détermination, à travers une ramure épaisse, labourant la pente comme un chemin de mules, le sol résonnant sous les semelles.
Rassurez-vous : cette fois, la balise jaune du GR532 ne vous quitte pas d’un pas. Elle est là, marquée fermement sur les troncs, comme des serments de fidélité renouvelés à chaque virage. Mais, comme pour brouiller les cartes une fois de plus, apparaissent aussi les marques blanches et vertes déjà vues plus tôt, vestiges d’un autre réseau, d’une autre logique que seule la forêt semble encore comprendre. En contrebas, par-delà les futaies, gronde un bruit métallique : les marteaux-piqueurs de la carrière de Dürlinsdorf martèlent la roche avec la fureur d’un orage mécanique. Le vacarme monte.
Le sentier, de plus en plus étroit, traverse ensuite une zone de coupe. Les grandes silhouettes des hêtres ont laissé place ici à des rejets frêles, à des bosquets indisciplinés. C’est un paysage en convalescence, où la forêt panse ses plaies et prépare sa lente renaissance.
Et voilà que la pente se cabre. Le dernier ressaut est d’une raideur presque injuste, comme une dernière épreuve lancée au pèlerin. On grimpe en silence, le souffle court, les muscles tendus.
Puis, sans prévenir, le chemin s’ouvre à nouveau. Une clairière baignée de lumière vous accueille, vaste, paisible, presque solennelle. Plusieurs directions s’y dessinent comme autant d’hypothèses. Celle du GR532, marquée à la fois du rectangle jaune et de la coquille jacquaire, indique Durlinsdorf. Une autre, vers Oberlag-Lucelle, porte également le rectangle jaune. Et c’est là que le bât blesse : deux chemins, deux directions contraires, un seul balisage. Une farce cartographique ? Ou bien un test subtil de discernement ? En tout cas, les marcheurs inattentifs risquent ici de se fourvoyer sans retour.

Heureusement, on vous souffle à l’oreille la seule chose à retenir : suivez le rectangle jaune du GR532 en direction de Durlinsdorf. Il vous guidera, bientôt, vers un petit oratoire niché au creux des collines.

À partir de la bifurcation, le chemin descend. C’est une pente vigoureuse, mais fluide, au sein d’un bois de feuillus où percent quelques épicéas, élancés et sombres, comme des veilleurs solitaires.
Le sol devient pierreux, les pas doivent s’ajuster. Le chemin file jusqu’à une intersection cruciale : ici, le GR532 continue seul, tandis que la coquille de Compostelle, avec une discrétion presque mélancolique, s’en va suivre son propre destin. Les deux voies se séparent, chacune vers un horizon différent. Ce sont les adieux silencieux de deux compagnons de route.
La forêt s’éclaircit. L’oratoire est là, discret, sur les hauteurs de Durlinsdorf. On y accède presque par surprise. Il surgit dans le paysage comme une pensée paisible, blanche et recueillie, veillant sur la vallée.
Il faut saluer l’intention des créateurs de chemins : éviter aux marcheurs les voies goudronnées est un objectif noble. Mais encore faut-il que la signalétique suive. Or, ici, l’intention se dilue dans l’excès. Trop d’indications tue l’indication. Il faut aussi comprendre que les pèlerins sont rares dans ce secteur, mis à part quelques randonneurs venus de Suisse allemande, d’Allemagne ou de l’Est. Les habitants, eux, naviguent ces sentiers comme on traverse son jardin, sans hésitation. Pour les autres, mieux vaut, si la confusion règne à La Saboterie, descendre prudemment la route jusqu’à Dürlinsdorf. Vous ne raterez que l’oratoire, que vous pourrez de toute façon rejoindre au-dessus de la route qui relie Dürlinsdorf à Liebsdorf. Le Chemin de Compostelle, ici, ne fait que frôler Durlinsdorf, là où passe aussi le GR652.

L’oratoire, récemment rénové, est une chapelle modeste mais émouvante, dédiée à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Elle veille en silence, immobile dans le vent, abritée par les collines comme une perle dans sa coquille.

D’ici, le parcours devient plus lisible, presque évident. Il se contente de suivre la route, comme un chien fidèle qui trotte à vos côtés. Le parcours glisse doucement vers le village de Liebsdorf.

Section 3 : De la France à la Suisse

Aperçu général des difficultés du parcours : parcours sans difficulté.

Le parcours atteint enfin Liebsdorf, un village voisin de Durlinsdorf, blotti dans une vallée qui semble avoir figé le temps. Ici, les conversations s’échappent des fenêtres ouvertes en un dialecte ancestral : l’alsacien, langue douce et gutturale, qui colle à la terre comme le brouillard aux collines à l’aube. Ce parler vivant, transmis de génération en génération, est un vestige sonore de l’histoire locale, un fil d’or qui relie les habitants à leurs racines.
La route s’engouffre alors dans le cœur du village, serpentant entre les maisons colorées comme une palette impressionniste, passant devant l’église, sobre et immobile, gardienne silencieuse des âmes et des siècles.
Dans ces villages, le promeneur découvre des maisons aux façades vives, vêtues de tons ocre, rose, ou bleu pastel, et surtout, ces célèbres maisons à colombages : une ossature de bois apparente qui dessine des losanges et des croix comme les lignes d’un vieux parchemin. Ce style de construction, typiquement alsacien, a traversé les océans : on le retrouve aujourd’hui aux États-Unis, transplanté comme une bouture d’architecture européenne. Autrefois, les murs étaient comblés de torchis, un mélange humble de boue et de paille, désormais remplacé par du mortier moderne. Mais l’âme, elle, demeure inchangée.
Le parcours reprend son souffle à la sortie du village, par la poétique Rue des Clous, un nom qui claque comme un souvenir d’atelier. Ici, c’est le balisage blanc et rouge du GRE5, ce grand itinéraire européen qui serpente à travers le continent sur plus de 3000 km, de la Pointe du Raz jusqu’à Vérone. Un chemin monumental, un fil rouge cousu dans la carte de l’Europe. Vous, modestes marcheurs, n’en suivrez qu’un fragment, mais chaque pas portera l’empreinte de cette grande traversée.
La route de terre battue quitte le dernier mur pour se fondre dans la campagne. La voie large, s’étire comme un ruban vers l’horizon. Les champs reprennent leurs droits. De grandes étendues de maïs bruissent au vent, dressant leur armée végétale comme une promesse d’abondance. Après l’ombre dense des forêts, ce retour à la lumière rurale est une respiration.
Ici, quelques postes d’observation ponctuent les lisières. Mais ce ne sont plus des guetteurs de guerre qui les occupent. Ce sont des chasseurs, passionnés parfois cruels, guettant la palombe, oiseau migrateur dont le vol rase les cimes.

La route de terre ondule doucement, longeant une haie qui semble courir à vos côtés comme un vieux compagnon. Vous marchez sur un GR : les balises rouge et blanc, ponctuelles et rassurantes, marquent le tempo de la marche. Mais ici, un petit détail en plus : une “case”, clin d’œil au prestige d’un sentier européen. On se sent voyageur d’un monde unifié, pèlerin d’un continent. Le chemin vise alors un lieu singulier : le “km zéro“, point de départ symbolique d’une histoire bouleversée par la Première Guerre mondiale. C’est une borne muette, mais chargée de mémoire.

Plus loin, la piste caillouteuse s’adoucit pour pénétrer dans la forêt de feuillus de Bei der Tanne. L’ombre fraîche accueille le promeneur avec une tendresse végétale. Les troncs, droits comme des colonnes antiques, filtrent la lumière en une dentelle mouvante. C’est un retour à l’intimité du sous-bois, au craquement discret des feuilles mortes, à la paix enveloppante des arbres.
Dans l’épaisseur calme de cette forêt, le hêtre règne en maître. Son tronc clair et lisse, dressé comme une colonne de cathédrale, donne au sous-bois des airs d’architecture naturelle. On l’exploite ici sans relâche, mais toujours avec respect, tant il façonne le paysage depuis des siècles. Bientôt, le chemin flirte avec les premiers étangs, innombrables dans cette région. Le silence qui y plane, troublé seulement par le cri lointain d’un héron ou le frémissement d’un poisson à la surface, donne à ces lieux un air de clandestinité. On y imagine aisément des figures fantomatiques de la Résistance, s’abritant dans le feuillage ou plongeant dans les ombres à la tombée du jour.

La marche continue, longeant une chaîne d’étangs reliés entre eux par la rivière de la Largue, un mince serpent d’eau qui a vu couler bien plus que des reflets : un haut lieu stratégique où Français et Suisses surveillaient la ligne allemande. L’atmosphère s’épaissit de mémoire et de tension. Vous approchez du lieu-dit La Charbonnière, dont le nom même semble exhaler l’odeur du feu, de la fumée, des veillées secrètes au fond des bois.

De l’autre côté de la Largue, dissimulée derrière une rangée de hêtres aussi droits et figés que des soldats figés dans l’attente, on devine la silhouette robuste de la ferme du Largin. Le décor change de ton, devient plus accidenté, comme si le terrain lui-même se souvenait des mouvements de troupes et des tensions de la frontière. Un sentier grimpe légèrement, creusant sa trace entre les racines. Il croise une borne de granit austère, marquée du matricule 109, premier jalon d’une longue série de témoins silencieux. Ces bornes, vestiges du temps où la Suisse traçait scrupuleusement ses limites, jalonnent désormais l’imaginaire d’un autre conflit.
Peu à peu, le sentier prend des allures de décor de guerre. Le terrain devient chaotique, parfait pour les embuscades. Ici, tout évoque la guerre des tranchées : les creux du sol, les couverts de branches, les hauteurs idéales pour un tir embusqué. Chaque recoin semble murmurer des récits d’attente, de guet, d’espoir suspendu au bruit d’un pas.
Le “Circuit du Km Zéro”, tel est le nom de ce sentier chargé d’Histoire, est une initiative franco-suisse, née du centenaire de la Grande Guerre. Des bénévoles y ont mis les mains dans la boue, dégagé des blockhaus engloutis, restauré des ouvrages de béton que le temps voulait effacer. Sur ces 7.5 km, que nous n’arpenterons qu’en partie, ce sont vingt positions militaires, allemandes, françaises et suisses, qui reprennent vie par des panneaux, des silhouettes, des noms. Mais la majorité d’entre elles s’estompe, engloutie dans l’oubli, comme les pas d’un soldat dans la neige fondue.

Le chemin croise alors ce qui fut la première position défensive allemande du front. À partir de ce point précis, la ligne allemande s’étirait sur plus de 750 kilomètres, un fil barbelé courant de la frontière suisse jusqu’aux plages grises de la Mer du Nord. Une colonne vertébrale de fortifications, de tranchées et de douleurs.

Tout cela trouve sa racine dans une blessure ancienne : la défaite de la France en 1870. Ce revers, lourd d’amertume, avait offert à l’Allemagne une partie de l’Alsace et de la Lorraine, provinces perdues, déchirées jusqu’à la fin de la Première Guerre en 1918. En 1914, au début des hostilités, le front allemand longeait la rive gauche de la Largue. Sur l’autre rive, les forces françaises veillaient. Et un peu plus au sud, les Suisses observaient, depuis les abords de la ferme du Largin.

Et pourtant, malgré cette proximité brûlante, malgré la tension dans les veines des forêts et des rivières, aucun grand combat n’éclata ici. Ce front fut un front figé, une ligne silencieuse, un territoire de surveillance et de retenue. Comme si la forêt elle-même avait murmuré la paix à ceux qui s’y trouvaient.

Section 4 : Entre France, Allemagne et Suisse, entre guerre et paix

Aperçu général des difficultés du parcours : oscillations constantes, mais sans grande difficulté.

À l’époque, la Suisse, neutre mais en alerte, occupe la position stratégique du Largin. Pour ses soldats, ce lieu devient un symbole, presque un sanctuaire. Ils y construisent, avec les moyens du bord, bois, pierre, tôles ondulées, des ouvrages de campagne rudimentaires. Rien de cela ne subsiste aujourd’hui. Seules les racines noueuses, les creux du sol et les silences gardent encore l’empreinte de ces installations éphémères. Longtemps, ce terrain resta détrempé, difficilement accessible, englouti dans une végétation désordonnée. Mais en 2012, la commune suisse de Bonfol entreprend de le mettre en valeur. Le génie militaire est appelé à la rescousse : la zone est drainée, une passerelle lancée par-dessus la Largue. Grâce à ces efforts, le site devient à nouveau praticable, même si la nature y garde une certaine rudesse.

Mais au fond, ce ruisseau aurait-il vraiment pu freiner l’armée allemande ? Ce mince filet d’eau, discret, presque timide, ne semblait guère être un obstacle sérieux. Et pourtant, sur cette frontière, chaque détail prenait valeur de symbole.

Le chemin atteint alors la borne frontière 111, austère, inébranlable. À ses côtés, un ancien poste d’observation suisse regarde encore, figé dans sa fonction. C’est un vestige modeste, mais plein d’intensité, témoin d’une neutralité active, d’une vigilance silencieuse.

En 1914, les autorités françaises décident de fixer le départ du front occidental ici même, au niveau de cette borne 111. C’est le Kilomètre Zéro. Le point d’origine d’un front immense, tentaculaire, qui marquera l’histoire européenne à jamais. Sur cette portion de frontière, l’armée suisse déploie ses propres moyens : postes de garde, tours d’observation, guérites. Le poste nord du Largin, en face de la borne frontière, est un petit blockhaus en bois et terre. En 2012, il est reconstruit par le génie suisse. Un geste de mémoire, presque un acte de réparation symbolique. La Suisse, elle aussi, veut s’inscrire dans cette mémoire européenne. Elle qui n’a pas été blessée par la guerre veut rappeler que ses soldats, eux aussi, ont veillé, surveillé, protégé, en gardant la paix là où d’autres la perdaient.

Devant vous s’étend maintenant la ferme du Largin. Elle surgit de la clairière comme un mirage. Autour d’elle, des vaches ruminent paisiblement, indifférentes aux récits de guerre. La Largue, tranquille ruisseau, serpente à ses pieds, abritant des carpes dodues qui font parfois la fierté des restaurants des environs. Jadis noyée dans les marais, effacée par le temps, la ferme a été en grande partie reconstruite. Elle revient de loin, comme un souvenir ravivé.
Une large piste de terre battue quitte la ferme. Vous marchez toujours sur le GRE5, qui se confond ici avec le circuit du Kilomètre Zéro. Le chemin pénètre à nouveau dans le bois, sous les hêtres élancés, au tronc si droit qu’on les croirait taillés au cordeau. Ils se dressent comme un orchestre silencieux, alignés par le temps.
Plus loin, la forêt change. Elle devient plus variée. Des épicéas apparaissent, sombres et pointus, accompagnés de buissons épais. Le paysage se fait plus dense, plus secret, comme si la forêt voulait dissimuler encore quelques pages oubliées de l’histoire.

Puis la route débouche sur un parking. C’est l’entrée secondaire du circuit, plus aménagée, plus moderne. Mais votre route à vous continue vers la Pfefferhouse. Toujours sur le GRE5, vous poursuivez ce fil rouge entre passé et nature.

Depuis le parking, un chemin plus étroit s’enfonce à nouveau sous les frondaisons. Ici, plus de certitude : sommes-nous en France ou en Suisse ? La frontière est invisible, dissoute dans le paysage. Seules les bornes de granit suisse, posées avec régularité, tracent un fil discret entre les deux pays. Parfois, une ancienne pancarte de douane apparaît entre deux troncs. C’est tout ce qu’il reste du passage entre deux États. Mais soyez tranquille, ici, vous ne serez jamais arrêté. La forêt est un territoire libre.
Le chemin rejoint alors les abords d’une ancienne voie ferrée. On distingue encore, sous l’herbe et les gravillons, les traces rectilignes d’un passé oublié. Il s’agissait d’une voie étroite, construite pour des usages essentiellement militaires, reliant Pfetterhouse côté français à Bonfol côté suisse. Un trait d’union en fer entre deux mondes sur le qui-vive. Il serait illusoire d’espérer voir cette ligne figurer un jour dans les projets de réhabilitation ferroviaire si souvent annoncés en France, ces mêmes projets qui promettent monts et merveilles depuis plus d’un demi-siècle, mais laissent les rails rouiller dans le silence des campagnes abandonnées.
Le GRE5 emprunte ensuite cette ancienne voie ferrée, dont les traverses ont disparu, remplacées par l’herbe haute et les ombres des arbres. Il passe sous la D41, modeste route départementale qui relie Pfetterhouse à Bonfol. Le béton du pont, au-dessus, tranche avec la douceur des lieux, comme un rappel un peu brutal de la modernité.
Le parcours poursuit encore quelques mètres sur l’ancien tracé ferroviaire, avant de bifurquer sur un chemin plus étroit. Ici, la frontière est de nouveau marquée par une borne : matricule 129. Elle surgit du sol, sobre, silencieuse, comme une ponctuation de pierre dans cette phrase continue qu’est le paysage frontalier.
Le petit sentier forestier bondit ensuite entre les troncs, presque joyeux dans sa manière d’onduler. Il traverse une clairière tranquille, franchit un ruisseau timide, sans nom, qu’on pourrait croire dessiné pour les enfants ou les contes. La forêt qu’on appelle ici Bannholz est magnifique, surtout sous les ramures des grands hêtres et des chênes vénérables. Le sol y est moelleux, presque tapissé, et la lumière filtre en taches mouvantes, comme projetée par un vitrail vivant.
Un peu plus loin, la forêt s’ouvre. L’air devient plus vif, la lumière plus franche. Le chemin quitte le cœur du bois pour longer sa lisière, comme un promeneur qui hésite à revenir à la lumière mais n’a pas encore quitté l’ombre.
Peu après, les bornes signalent les communes suisses de Bonfol et de Beurnevésin. Elles apparaissent discrètement, comme des rappels administratifs glissés dans un décor pastoral. Ces noms posés sur la terre racontent une histoire d’appartenance, de territoire, de paix retrouvée.
Plus loin, le chemin, fidèle à ses méandres, continue à serpenter un peu dans les bois, jusqu’à ce qu’il débouche sur un terrain de sport à l’entrée de Pfetterhouse. Le contraste est saisissant : après tant de silence, de mémoire et de forêt, voici les lignes blanches d’un terrain de jeu. Comme si, après avoir marché au bord des fantômes, la vie moderne venait saluer le marcheur.

Section 5 : On quitte progressivement la guerre, pour retourner en France

Aperçu général des difficultés du parcours : quelques pentes peu sévères avant la descente pentue sur Réchésy.

Le parcours, décidément discret, ne mène pas à Pfetterhouse. Il opte pour une échappée vers la douane suisse de Beurnevésin, petit poste de passage sans solennité excessive, mais chargé d’un calme frontalier. Ici, la direction à suivre est claire : cap vers la “Borne des Trois Puissances“. Le parcours reste au départ sur le GRE5, longeant la frontière comme un funambule équilibré entre histoire et nature.
Un chemin s’enfonce à nouveau dans la forêt, et sa trajectoire hésite doucement. Il oscille, serpente, contourne les arbres, épouse les pentes douces. On croirait qu’il hésite, qu’il médite à chaque pas. et la marche devient contemplation.

La plupart du temps, le chemin est large, presque apaisant, sous les grands hêtres. Leurs troncs droits et leur feuillage dense composent une voûte naturelle au-dessus de la tête des marcheurs. On s’y sent protégé, accueilli dans une nef végétale où chaque pas résonne doucement sur le tapis des feuilles mortes.

À l’approche de la “Borne des Trois Puissances“, le relief s’adoucit, la colline se fait presque plane. L’horizon s’élargit. Pas besoin de carte ici : les panneaux sont nombreux, clairs, bienveillants, indiquant les distances qu’il reste à parcourir. Ils semblent dire : “Continue, tu approches d’un lieu singulier“..
Et le chemin, toujours fidèle au balisage du GRE5, atteint, après une longue montée, la “Borne des Trois Puissances“. C’est un point de convergence aussi modeste que solennel. Rien d’imposant, mais un lieu chargé de sens.

En 1870, la guerre franco-prussienne s’achève par un traité de paix amer : la France perd l’Alsace et la Lorraine. Les frontières sont redessinées, et c’est ici que l’on plante une borne, la fameuse “Borne des Trois Puissances“, marquant la rencontre géographique entre la France, l’Allemagne et la Suisse. Sur cette borne pentagonale sont gravées les initiales de chacun des pays. Pendant près d’un demi-siècle, cet endroit devient un but de promenade, un point symbolique de l’Europe recomposée. Mais durant la Grande Guerre, la frontière devient front, et le calme de la pierre est submergé par le fracas des armes.

Aujourd’hui, la solennité s’est dissipée. Le lieu n’est plus vraiment une destination patriotique. Il est devenu un simple espace de détente, où les familles s’arrêtent pour un barbecue, un pique-nique. Devant un petit étang un peu vert, un peu stagnant, la mémoire s’estompe sous les rires et les grillades.
Depuis la borne, le chemin redescend vers la forêt. On est ici au croisement de plusieurs routes, et les panneaux le rappellent généreusement : le chemin suisse, le GRE5, et même le mythique chemin de Compostelle, indiqué par la coquille jaune. C’est une belle superposition de récits et de destins, chacun suivant sa propre ligne mais convergeant là, un instant.
En descendant encore, le chemin passe devant un monument inattendu : une grande antenne, dressée comme une tour inutile, accompagnée d’une inscription ironique, monument dédié à la bêtise de la communication des hommes. Juste après, un réservoir d’eau, sobre et utile, vient refermer ce court moment de satire contemporaine.
Enfin, à la sortie des bois, une route pentue file vers Réchésy. Et c’est un nouveau territoire que l’on foule ici : le Territoire de Belfort. L’Alsace est derrière vous. Mais rien ne s’efface vraiment. Chaque pas porte encore l’empreinte de ce que la terre a vu, gardé, traversé.

Section 6 : D’un village à l’autre

Aperçu général des difficultés du parcours : descente pentue sur Réchésy, puis parcours sans difficulté.

La route s’élance à travers le village comme un serpent d’ardoise glissant sur la pente raide, charriant les souvenirs des siècles au fil de ses virages. Elle semble avoir creusé son sillon dans la chair même du paysage, descendant avec gravité entre les murs serrés de vieilles demeures. À chaque pas, le marcheur sent la déclivité sous ses semelles. On descend ici comme on tournerait les pages d’un livre ancien, l’un après l’autre, avec lenteur, en laissant le temps déposer sur chaque pierre son voile de silence. 
Le GRE5, le chemin balisé qu’on suivait jusque-là touche à sa fin, s’épuise doucement dans les frémissements de l’asphalte. Il franchit la départementale D13, là où s’alignent, dignes et solides, de splendides maisons alsaciennes. Ces bâtisses, fières comme des matrones en costume de fête, arborent poutres apparentes et façades à colombages, gardiennes d’un patrimoine enraciné dans la terre et le temps. Leur élégance simple, presque rustique, témoigne de l’âme d’une région, posée là avec la précision d’un enlumineur.
À la lisière du village, comme un seuil entre deux mondes, un ruisseau vient s’interposer : la Vendeline. Elle coule large et basse, charriant une eau vive et têtue qui roule sur les galets comme une voix ancienne. Ce n’est pas une rivière, pas encore. Mais elle ne se laisse pas ignorer. Elle passe sous la route, glisse entre les herbes hautes.

Près de la salle communale, une vaste étendue gravillonnée accueille les promeneurs, les indécis, les exilés d’un balisage trop peu lisible. Une forêt de panneaux s’y dresse, tous plus énigmatiques les uns que les autres, défiant toute logique cartographique. C’est ici que le GRE5 nous quitte, tournant le dos à la France pour se faufiler vers l’Italie, tel un pèlerin fatigué suivant un autre voyage. En échange, le voyage reprend une saveur plus locale. Les marques changent : de nouveaux rectangles verts remplacent les anciennes balises, comme un changement d’alphabet sur une même langue. Et soudain, la coquille Saint-Jacques, jaune éclatante sur son ciel d’azur, surgit avec une évidence qui frôle l’ironie. Pourquoi cette clarté arrive-t-elle si tard, maintenant que le chemin se fait simple ? En toile de fond, les vestiges du balisage suisse subsistent, comme les dernières notes d’un chant venu d’ailleurs.

Mais ici, tous les signes du monde importent peu. Il n’est qu’à suivre, docilement, le tracé noir et lisse de la départementale D21. Cette route mène à Courcelles en frôlant les ombres épaisses de la forêt du Mont. Le bitume s’étire comme une promesse droite, sans détour, entre les chants discrets des arbres. Elle ne demande ni choix ni interprétation : elle est là, souveraine, traçant sa route comme une veine battante dans le corps d’un pays.
La forêt s’ouvre ici dans une architecture végétale d’une rare noblesse. Les chênes s’élèvent, droits comme des piliers gothiques, loin des silhouettes rabougries qu’on voit ailleurs. Ce sont des sessiles, ou peut-être des rouvres, déployant leurs bras feuillus dans un geste calme et souverain. Mais c’est le hêtre, ici, qui règne. Il pousse par centaines, ses troncs lisses et pâles dressés comme des stèles, puis, parfois, gît en tas au bord des routes, prêt à devenir chaleur ou meuble. On l’appelle foyard, parfois fayard, selon les vallées, comme si son nom portait déjà un soupçon de mélancolie.

Autrefois, le frêne prospérait aussi en ces lieux, cousin du hêtre, tout aussi altier. Certains atteignaient quarante mètres de haut, un mètre de large, et vivaient des siècles. Mais ce temps semble révolu. Un forestier, croisé à l’orée du chemin, raconte leur disparition presque totale dans la région. Le fléau est venu de loin, d’une forêt du nord-est de la Pologne, en 1992. La Chalara fraxinea, ce nom clinique et glaçant, frappe les frênes d’un mal incurable. La chalarose. Une sécheresse brutale qui monte du sol, tue la sève, ferme les feuilles. Les experts sont formels : l’arbre n’a que peu de chances. Bientôt, il ne restera que le souvenir. Encore une espèce que l’Europe pourrait perdre, après les ormes. Et toujours, cette même impuissance : il n’existe aucun remède.

À quelques pas, la route effleure les étangs de la Grille, deux miroirs jumeaux bordés de roseaux, figés dans un silence de cristal. Dans cette région, les plans d’eau jaillissent dans le paysage comme des Mycènes après la pluie : omniprésents, modestes et mystérieux. Mais ces étangs ne doivent rien au hasard de la nature. Ils sont le fruit du travail méticuleux des moines cisterciens, qui, du creux de leur silence, ont su sculpter la terre pour qu’elle nourrisse l’âme et le ventre. En ces eaux dormantes, ils élevaient la carpe, poisson de pénitence, compagnon discret du carême. Aujourd’hui encore, l’écho de cette tradition flotte sur les tables régionales : dans les auberges cachées ou les petits restaurants de village, quand il y en a, on sert la carpe frite, croustillante, dorée, presque rituelle.
Longue est la route qui s’étire ensuite, flâneuse, le long de la forêt et des prés. Elle semble avancer sans but précis, indifférente à la destination, heureuse simplement de longer la lisière, d’effleurer l’herbe, de caresser la terre. Les prairies s’étendent, vastes nappes, où paissent parfois quelques bêtes éparses, indolentes. Par endroits, un carré de culture ose encore, timidement, percer la trame verte. Ici, tout respire le calme d’un monde ancien.
Puis vient le bord du plateau. Là, comme si la terre reprenait son souffle, la route commence sa descente vers Courcelles. Le paysage s’ouvre un instant, offre une perspective large, un balcon suspendu sur la vallée. C’est une invitation douce, presque une révérence, avant de plonger vers le village tapi au creux des collines.
Mais plus loin, la pente se fait plus marquée, plus directe, presque impatiente. La route se laisse emporter vers le bas, dévalant la colline dans un mouvement plus franc. On y sent le poids du voyage, le retour vers l’habité, le connu, comme une promesse qui tire sur les jambes et accélère le pas.

Ici encore, les signes veillent. La coquille Saint-Jacques continue de baliser l’itinéraire avec fidélité, lumineuse sur fond bleu, presque rassurante. Un triangle vert l’accompagne, énigmatique : pour qui, pour quoi ? Peut-être une autre voie, une autre quête. La route, quant à elle, entre dans le village, glisse entre les maisons sages, et passe devant l’église, paisible gardienne de pierre, dressée là comme une proue dans la mer des toits.
En quittant le village, une petite route goudronnée s’échappe à son tour, discrète et effacée. Avant de se perdre à nouveau dans la campagne, elle traverse la Coeuvatte, ou le Canal du Moulin, selon les cartes, selon les mémoires. Le courant y est discret, presque secret, comme si le nom lui-même hésitait à s’imposer. Un pont modeste enjambe ce filet d’eau qui chuchote encore des histoires d’anciens moulins, de meules oubliées et de farines envolées.
La route, désormais étroite, presque intime, avance entre champs et haies, sans heurt, sans effort. Elle file droit vers la forêt, comme une flèche au ralenti. Les labours la saluent d’un frisson, les arbres au loin l’attendent comme un seuil. Le silence, ici, recommence à prendre toute la place. Il s’étire avec elle, prêt à s’épaissir dès l’entrée dans les bois.

 

Section 7 : Dans la campagne, avant le retour des bois

Aperçu général des difficultés du parcours : pentes continues, avec parfois des pentes soutenues.

Assez tôt, l’asphalte s’efface sans bruit, cédant la place à une large route de terre claire, bien lissée par le passage des tracteurs et des saisons. C’est un changement de matière plus que de direction, une mue discrète dans le corps du parcours. Le pas s’adoucit, les semelles trouvent un rythme nouveau, plus tendre, plus organique. Ce n’est plus une route qu’on suit, c’est une veine de terre, battante et tiède, qui invite à la marche lente.

Et soudain, comme un clin d’œil malicieux du destin, une coquille dorée de Compostelle réapparaît. Elle brille, enfin visible, sur un support de bois ou de pierre, fière d’exister là où tant d’autres faisaient défaut. Mais l’éventail qu’elle forme, ce petit soleil stylisé, pointe pour une fois dans la bonne direction, comme une étoile qui aurait retrouvé le nord.

La route  de terre monte alors avec douceur. Peu à peu, l’on sent approcher la lisière du sous-bois.
Le chemin rétrécit, se fait plus intime, comme s’il hésitait entre poursuivre ou se fondre dans le paysage. Il longe le bois sur quelques dizaines de mètres, compagnon discret du sous-bois qui murmure à l’écart.
Puis il s’enfonce, pierreux désormais, dans les profondeurs de la forêt de St André. Là, sous une voûte de feuillus et de conifères, il serpente longtemps. Les épicéas y côtoient bouleaux et hêtres, plus bas, plus jeunes, moins solennels. Les noisetiers dressent leurs bras souples dans les clairs-obscurs. Mais ce sont les hêtres qui gardent leur souveraineté : silhouettes nobles, parfois inclinées, souvent impassibles, ils veillent sur la forêt comme des ancêtres silencieux.
Ici, le chemin de Compostelle est balisé avec une clarté exemplaire, qui rassure, qui guide. Mais il faut dire que la voie est unique. Aucune bifurcation, aucun leurre. C’est un sillon évident, presque dicté par le paysage lui-même.
Le sous-bois s’éclaircit, les grands arbres reculent. Les hêtres anciens laissent place à une foule de jeunes pousses, des rejets serrés, aux troncs minces, presque fébriles. Ils forment une armée silencieuse, pressée de croître, de prendre la place. Le chemin file vers la lumière, s’approchant lentement de la sortie des bois. 
Enfin, après cette longue traversée sylvestre, la forêt s’ouvre brutalement sur une clairière vaste, semée de maïs aux feuilles hautes comme des lames. Et là, posées comme des pierres de légende, réapparaissent les bornes de frontière. Devant vous, deux localités surgissent entre ciel et terre : Delle et Boncourt, silhouettes paisibles sur l’horizon.
Le chemin entame alors une descente douce, longeant d’imposantes grilles noires qui délimitent un vaste domaine privé du côté suisse. Les barreaux, réguliers, froids, laissent deviner des arbres bien tenus, un paysage domestiqué derrière les clôtures. Le chemin, quant à lui, reste libre, frôlant cette frontière d’un monde clos.

Plus loin, le chemin bifurque, rasant les prés à la limite des bois. C’est un fil conducteur modeste, balisé à la fois par les rectangles verts et les coquilles de Compostelle. Double langage, double promesse. Mais à qui s’adressent ces rectangles ? On dirait des signes oubliés, flottants, peut-être vestiges d’un ancien itinéraire, ou d’un balisage qui n’aurait jamais trouvé son public.
Un peu plus loin, le chemin coupe une petite route, puis replonge aussitôt dans la forêt. Là, les premiers signes de la douane suisse refont surface, petites plaques discrètes, signes muets d’un monde administratif au cœur des feuillages. Le chemin oscille, incertain, entre deux pays, un couloir boisé entre juridictions.
Encore un instant sous les frondaisons, dans un sous-bois clair et traversé de lumière. Puis les bornes de granit surgissent, marquant d’un trait brut la ligne invisible de la frontière. Ensuite, les arbres se dispersent, le chemin s’élargit de nouveau, et l’on sort à découvert, parmi les prés.

Non loin, un petit étang miroite paisiblement. Si l’on poursuit tout droit, longeant la forêt au lieu de tourner à droite, le parcours mène tout naturellement à Boncourt, en Suisse. Une alternative discrète, offerte sans explication, comme une invitation secrète aux curieux.

Mais si l’on reste fidèle à l’itinéraire de Delle, le chemin se rétrécit encore, redevenant ombreux, presque secret. Il descend à travers le bois, frôlant les jeunes hêtres qui bordent la pente. Chaque pas, ici, est un pas d’adieu.

Section 8 : Le long de la frontière

Aperçu général des difficultés du parcours : descente légère.

Un sentier étroit, presque timide, se glisse alors dans le sous-bois. Il serpente à pas feutrés entre les troncs jeunes, évitant les racines, effleurant les fougères. On dirait un chemin fait pour ceux qui veulent passer sans troubler le silence. À peine marqué, presque secret, il semble se faufiler comme une pensée entre deux rêveries, dans l’ombre verte d’un monde clos. 
Et puis soudain, le sous-bois s’ouvre, s’efface presque. Le sentier franchit un dernier rideau de ronces et de buissons, puis débouche sur un espace plus vaste, moins végétal. Là, posé en lisière de ce territoire flou, un campement de gitans apparaît. C’est une frontière invisible entre deux mondes, celui du voyage et celui du sol. 
Une petite route prend alors le relais, courant sage le long de la voie ferrée. À gauche, les rails tracent leur ligne d’acier, obstinée, droite comme une cicatrice. À droite, la route, plus modeste, suit le mouvement, docile. Le passé et le présent se tiennent là, côte à côte, sans se regarder. 

De l’autre côté des grilles, la gare de Delle surgit comme un fantôme de béton. Elle est là, encore debout, mais vidée de son souffle. En 1992, la SNCF a tiré le frein brutal sur la ligne Belfort-Delle, puis sur celle qui, côté suisse, rejoignait Boncourt. Trois ans plus tard, la gare elle-même était désaffectée, laissée à l’abandon, comme tant d’autres lieux sacrifiés au nom de la rentabilité. Pourtant, en 2006, une lueur revient : un court tronçon, à peine 1 600 mètres, est remis en service entre Delle et Boncourt, grâce à l’argent helvétique, plus prompt à croire en l’utilité d’un lien que la France, qui, elle, traîne encore ses travaux entre Delle et Belfort. Lors de notre dernier passage, les trains suisses boudaient encore cette gare, comme une amante froissée. Et nous, piétons, spectateurs d’un chantier lent et incertain, ne pouvions que soupirer : pauvre France !

La petite route, imperturbable, continue de longer la voie ferrée, devenue ici la Rue des Parcs. L’endroit est sans éclat, utilitaire, presque anonyme. Mais il tient bon son rôle de transition, entre le territoire des rails et les premières maisons de Delle. 
Au bout de la Rue des Parcs, le parcours bascule. Il traverse les rails par un petit pont ou un passage discret, et descend vers le cœur de la ville. La pente s’accentue légèrement, comme pour marquer l’entrée dans l’urbain, dans le construit, dans l’habité. La marche devient moins solitaire, le paysage plus dense. 
À hauteur du centre-bourg, l’Allaine coule, paisible, presque indifférente à l’agitation humaine. Elle traverse la ville comme une respiration lente, bordée de murs discrets, de feuillages humides. Delle, avec ses quelque 5 600 habitants, est la seconde ville du Territoire de Belfort, après la capitale éponyme. Une ville modeste mais éclatée, composée de quartiers périphériques aux accents de lotissements, entourant un centre ancien, un peu resserré, mais non sans charme. On y découvre quelques vestiges : un ancien hôpital, des pans de remparts oubliés, des maisons coiffées de tourelles, souvenirs d’un autre temps, d’un autre ordre. L’église St Léger, elle, incarne cette histoire mouvementée. Reconstruite au début du XXe siècle, elle porte dans sa pierre les tribulations des siècles passés, guerres, reconstructions, oublis, renaissances. Elle dresse aujourd’hui sa silhouette claire comme un rappel au centre de cette ville à la fois simple et stratifiée. De l’autre côté de la ville, c’est Boncourt, en Suisse. 

Logements officiels sur le parcours de la Suisse et l’Allemagne à Cluny /Le Puy-en-Velay

 

  • Au Soleil, 17 Rue du Général Giraud, Liebsdorf; 03 89 40 80 24 ; Hôtel
  • Les petites chambres en couleurs, 22 Faubourg d’Alsace, Delle; 06 21 95 51 57 ; Chambre d’hôtes
  • Claudie Bérard, 30bis Avenue Général de Gaulle, Delle; 06 20 11 61 97 ; Chambre d’hôtes
  • Hôtel du Nord, 4 Faubourg de Belfort, Delle; 06 07 71 75 41 ; Hôtel
  • B&B Vinita, Route de Déridez 24, Ancienne douane, Boncourt (CH); 079 574 20 80 ; Chambre d’hôtes

Accueils jacquaires (voir introduction)

  • Delle(1)

Airbnb

  • Pfetterhouse (2)
  • Delle (6)

 

Chaque année, le chemin évolue. Certains hébergements disparaissent, d’autres apparaissent. Il est donc impossible d’en dresser une liste définitive. Celle-ci ne comprend que les logements situés sur l’itinéraire ou à moins d’un kilomètre. Pour des informations plus détaillées, le guide Chemins de Compostelle en Rhône-Alpes, publié par l’Association des Amis de Compostelle, reste la référence. On y trouve aussi les adresses utiles des bars, restaurants et boulangeries qui jalonnent le parcours. Dans cette étape, il ne devrait pas y avoir de grands problèmes pour se loger. Il faut le dire : la région n’est pas touristique. Elle offre d’autres richesses, mais pas l’abondance des infrastructures. Aujourd’hui, airbnb est devenu une nouvelle référence touristique, que nous ne pouvons ignorer. C’est devenu la source la plus importante de logements dans toutes les régions, même les régions touristiques peu favorisées. Comme vous le savez, les adresses ne sont pas disponibles directement. Il est toujours vivement conseillé de réserver à l’avance. Un lit trouvé au dernier moment est parfois un coup de chance ; mieux vaut ne pas s’y fier tous les jours. Renseignez-vous, lors de vos réservations des possibilités de repas ou de petit déjeuner.

N’hésitez pas à ajouter des commentaires. C’est souvent ainsi que l’on monte dans la hiérarchie de Google, et que de plus nombreux pèlerins auront accès au site.
Etape suivante : Etape 3: De Delle à Hericourt
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